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Cinéclub: Requiem pour un massacre (Elem Klimov)

L’enthousiasme récent que suscite Requiem pour un massacre, film soviétique sorti en 1985, peut se mesurer à la très belle matière publiée en bonus de l’édition DVD Potemkine. Après les interviews du réalisateur et de l’acteur principal Aleksei Kravchenko, on écoute dévotement les analyses de Gaspar Noé, Bertrand Mandico mais surtout celle de Nicolas Boukhrief qui fut un des rares critiques à le célébrer lors de sa sortie en France. Boukhrief met le manque de reconnaissance du film sur le compte de son caractère potentiellement propagandiste pour les critiques français. Il n’a pas tort. Bloqué par les autorités, Klimov a attendu plus de sept ans avant de lancer son projet. Le gouvernement biélorusse a donné son aval pour qu’il serve à célébrer les 40 ans de la victoire soviétique sur les nazis.

Le titre francophone est quelque peu grandiloquent. Il en annonce le contenu tragique mais on lui préfèrera sa traduction originale : Va et regarde. Regarder pour témoigner, pour garder une trace des horreurs subies par un peuple. Klimov qui ne tournera plus ensuite, s’est fait un devoir de raconter la barbarie nazie ayant frappé la Biélorussie. Il voulait appeler son film « Tuer Hitler » mais les autorités ont refusé, pour ne pas donner de publicité au dictateur allemand. Tuer Hitler comme pour se délivrer du Mal, se purger d’atrocités que les survivants ont tous gardé en mémoire. Un carton à la fin du film résume la tragédie : 628 villages ont été anéantis par les envahisseurs.

Le témoin est ici incarné par Fliora (Kravchenko), un adolescent de 13 ans qui s’engage dans la résistance communiste. Fliora est encore un enfant, son visage est poupin et ses habits de soldat trop grands pour lui. Il quitte son village mais se voit laissé dans un camp de base, avec quelques femmes dont la jeune Glasha (Olga Mironova). A partir du bombardement du camp par l’aviation allemande, le film se détraque. Les quelques moments de joie et de camaraderie passés (la photo de groupe) se dissipent dans une narration désarticulée et de plus en plus intense. Alors que le visage sidéré de l’adolescent se fige dans des gros plans, que son corps est emporté par d’amples plans séquences, la bande son se fait dantesque. Les bruits de la forêt et des animaux, les craquements, les voix, tout est amplifié. Le monde extérieur devient un maelstrom de bruits oppressants qui trouvera son apothéose dans la séquence épouvantable du village biélorusse. Les éléments sensoriels se déchaînent et il n’y a soudain plus de frontière entre l’intériorité de Fliora et la tragédie à laquelle il assiste. Mandico parle de tableaux à la Jérôme Bosch dans son interview. On lui donne raison : Klimov projette le spectateur en enfer, enfer des événements submergeant l’intérieur des êtres.

Il m’est venu plusieurs fois le sentiment que je regardais un film d’horreur et pourtant, il y a très peu d’effets gore ou de sang dans le film. Au contraire d’un Tarantino qui aurait pu appeler Inglorious Bastards « Tuer Hitler » et qui aime faire couler le sang de la vengeance symbolique, il n’y a aucune complaisance pour la violence. Requiem pour un massacre est un film paroxystique certes mais pas du tout un spectacle au sens américain du terme. Ce qu’on y voit est glaçant et Fliora n’est pas un héros, à peine un pied nickelé dont l’unique exploit sera de subtiliser une vache. Il est un innocent laissé seul face au Mal, une incarnation du Cri d’Edvard Munch face à la bestialité hitlérienne. Les séquences se succèdent sans qu’une ombre de transcendance ou d’espoir se fasse voir. Quand on regarde le ciel, on ne voit qu’un avion allemand balançant sa propagande minable.

Requiem pour un massacre est l’anti-film hollywoodien par excellence. Pas de héros positif, pas de but à atteindre, pas d’effets de suspense ou d’artifices pour nous identifier à l’action. Le film est souvent très beau (l’arc en ciel dans la forêt), magique dans son utilisation des animaux mais il nous met toujours à distance. Il y a comme un pacte entre le cinéaste et son spectateur, un devoir de témoignage excluant le mensonge du spectacle : Va et regarde mais ne te vautre pas, n’essaie pas de t’amuser à bon compte. C’est impossible de toute façon. Il faut regarder la vérité toute crue : le Mal n’a rien de beau.

Certes le Vietnam a bousculé les représentations héroïques des spectateurs avec Voyage au bout de l’enfer (Cimino) ou Apocalypse, now (Coppola) mais l’œuvre de Klimov atteint un stade supérieur dans le traumatisme. Au spectateur qui s’attendrait éventuellement à un film de guerre au sens propagandiste, traversé d’actions héroïques et édifiantes, on citera l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir. »

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