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Sorry we missed you (Ken Loach)

On en est au générique de début et entre Ricky (Kris Hitchen) et Maloney (Ross Brewster), l’entretien va pour le mieux. Ricky est du genre bosseur mais il n’aime pas trop avoir un patron qui lui dit comment faire, il aime sa liberté. Cela tombe bien, Maloney lui offre un statut enviable de livreur autoentrepreneur. Il va pouvoir livrer un maximum de colis en un minimum de temps, se faire de l’argent, payer les dettes de sa famille, envisager l’achat d’une maison. En moins d’une minute et sans grand artifice, Ken Loach illustre finement les mécanismes de la nouvelle économie des services. Comment un discours de promotion individuelle et d’entreprenariat aboutit à ce que des gens de bonne volonté tombent dans l’auto-exploitation. Sorry we missed you est l’histoire édifiante d’une famille entraînée dans un système économique pervers qui lui fait perdre pied.

Dans le cinéma de Ken Loach et de son scénariste Paul Laverty, il y a toujours un penchant démonstratif, sans doute balourd, qu’ils arrivent à contrebalancer par un grand sens de l’observation et une réelle empathie pour les personnages. Cet équilibre fonctionne bien tant que le récit s’attache à décrire la vie quotidienne de la famille. Tandis que Ricky livre ses colis et se fait rémunérer aux courses, Abby (Debbie Honeywood) soigne des personnes âgées ou handicapées. Sa situation est précaire aussi puisqu’elle est payée à la visite. C’est le lot de nombreuses familles de la petite classe moyenne. Bien qu’habitant une ancienne zone ouvrière, elles sont acquises au discours capitaliste et rêvent de consommer. Malgré le contenu didactique des séquences, Loach s’attache dans chaque situation sociale à décrire les relations humaines. On comprend qu’Abby a une vocation pour s’occuper des gens, qui le lui rendent bien. Le capitalisme tertiaire aura beau encadrer le travail par des ratios de performance, des compteurs électroniques, de la surveillance, les relations humaines restent précieuses. Il suffit que Ricky, supporter de Manchester United, rencontre un supporter d’équipe rivale pour que la livraison se transforme en un véritable échange entre deux humains.

La vie serait sans doute plus simple si le fonctionnement familial ne déréglait le cours des choses. Leur fils Seb (Rhys Stone) sèche le lycée et leur cause de plus en plus de problèmes. Le scénario instrumentalise sa figure pour dégrader petit à petit la situation. Ricky affronte un crescendo d’épreuves qui finissent par fragmenter son foyer. On peut regretter le caractère mécanique des péripéties permettant au réalisateur d’aller au bout de sa démonstration. Sa dénonciation de l’uberisation de la société a suffisamment de substance pour ne pas sonner inutilement artificielle. On est souvent très ému par les souffrances des personnages mais il y a quelques pistes enrichissantes que le film aurait pu mieux exploiter. On sent dans les dialogues entre Seb et ses parents que le fils comprend l’impasse dans laquelle son père s’est fourvoyé. Seb a tout du jeune homme intelligent et bientôt conscient politiquement. L’espoir que peut représenter sa génération est à peine abordé alors qu’une scène le confronte à la police. On notera à ce sujet la ressemblance physique troublante entre le manager Maloney et le policier qui sermonne Seb. Le ton est le même : brutal, moralisateur, menaçant, comme le signe d’un fascisme qui ne dit pas son nom.

Un autre aspect du film aurait mérité un peu plus de développements. Pour devenir un véritable entrepreneur, il fallait que Ricky achète une camionnette et c’est la voiture d’Abby qui a servi à financer cet achat alors qu’elle en avait besoin. A travers cette situation, c’est aussi un modèle de distribution des rôles entre homme et femme qui est à questionner. Il y a une ellipse tout de suite après leur discussion sur sa voiture et on voit apparaître la camionnette. En voulant jouer à fond son rôle de père qui subvient aux besoins de sa famille, Ricky a privé sa femme d’une partie de son activité tout en mettant à mal l’équilibre ancien. Sa fille Liza Jane finit par le lui reprocher mais le système de dettes et d’amendes qu’il subit ne lui laisse plus d’échappatoires. Abby trouve une vocation dans son travail mais cette histoire de livraison lui a imposé un sacrifice, sans doute Ricky aurait-il dû mieux prendre en compte les aspirations de son épouse et trouver un autre moyen de subsistance. Plutôt que d’enfoncer irrémédiablement son héros, le scénario aurait pu approfondir les bouleversements familiaux induits par ce système, essayer de donner plus de consistance aux enfants. Leur mère Abby est en tout cas un très beau personnage, doté de cœur et de distance sur les événements.

Dans Moi Daniel Blake, c’était la génération des travailleurs proches de la retraite qui se voyait mise à la poubelle par l’État providence. Ici c’est un père de famille encore productif qui est broyé par l’économie tertiaire ubérisée. Film après film, le tableau devient désespérant. La démonstration, aussi scénarisée soit-elle, émeut par ce qu’elle montre : on saccage méthodiquement la vie des gens.

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