Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le jeune Ahmed (Luc & Jean-Pierre Dardenne)

Plans serrés et filmage au corps, caméra à l’épaule, simplicité des décors et psychologisation minimale, le cinéma des frères Dardenne est en soi tellement systématique que j’avais fini par laisser de côté leurs films. Je ne peux nier l’effet de vérité qu’il y a dans leur cinéma : quelque chose se révèle toujours dans ces corps plongés dans une réalité sociale violente. Je me souviens de la puissance de Rosetta tout comme de la radicalité ascétique de La promesse. Mais je ne me souviens pas d’un instant de plaisir à les regarder, seul compte la description clinique d’une situation désespérée. Avec le jeune Ahmed, l’œuvre s’élargit à un sujet d’actualité, la radicalisation islamiste, mais rien ne change dans la forme.

Qui est le jeune Ahmed joué par Idir Ben Addi? C’est un adolescent de 13 ans d’origine maghrébine, vivant en Wallonie, élevé par sa mère, orphelin de père. Vivant dans une société décrite comme ouverte et multiculturelle, il se distingue par sa pratique fanatique de la foi musulmane. Le film commence alors que la mue radicale est largement entamée, faisant d’Ahmed un personnage déjà convaincu et difficile à influencer. Les frères Dardenne se laissent aller à quelques indices psychologiques pouvant expliquer les causes de cette situation : alors qu’il accuse son père défunt de « s’être écrasé », Ahmed a comme modèles viriles un imam radical lui promettant le djihad ainsi qu’un cousin parti en Syrie. Il est beaucoup question de virilité et de rapport à l’autre sexe pour le jeune garçon. Sa haine ou son mépris se focalisent d’autant plus sur les femmes qu’elles sont assimilées aux institutions (l’école, la famille) et au modèle culturel occidental. Il traite sa mère d’alcoolique et projette d’assassiner Mme Inès (Myriem Akheddiou), sa professeure d’arabe qui enseigne la langue en dehors du cadre coranique. Le « mélange » multiculturel le révulse et accentue son besoin de pureté. Les réalisateurs insistent sur sa volonté de ne pas se souiller en multipliant les détails comportementaux : ablutions répétées, emballage du Coran dans un sac plastique protecteur, refus de toucher les femmes hors mariage.

Ahmed est un corps

Pour les Dardenne, Ahmed est un corps dont ils montrent une singularité inattendue. Le jeune homme porte des lunettes, exhibe un visage doux et des épaules tombantes. Ce n’est pas un jeune barbu vindicatif et tout un muscle mais un enfant un peu mou. Sa mollesse d’adolescent à peine pubère est démentie par sa démarche raide et mécanique. Il est souvent filmé courant tout droit, le corps pris par un besoin subit de mouvement. Ce corps raide et ce visage inexpressif composent un personnage surprenant. L’enveloppe est enfantine et maladroite mais elle se dérobe à toute forme d’empathie et d’amour. Il semble que plus le monde autour de lui se montre amical et compréhensif, plus Ahmed lui résiste. Son corps d’adolescent mutique est un bouclier contre la société qui l’entoure. Ni l’amour maternel, ni l’empathie de Mme Inès, ni le béguin de la jeune Louise ne le font dévier de ses convictions. Alors que l’adolescence précoce est souvent un temps de flottement et d’incertitude, les cinéastes se refusent à offrir une porte de sortie à leur personnage, ne serait-ce qu’une quelconque perspective de rachat ou de remise en cause. A partir du moment où Ahmed enfile l’habit de prière et s’adonne aux rites, on a du mal à voir s’il s’agit de l’Islam « normal » ou bien d’une forme dévoyée, les frontières en sont brouillées. La foi est décrite ici comme un bloc sans nuance et en l’attribuant à un personnage aussi jeune, les Dardenne nous font douter de la crédibilité de leur projet.

Ce qui est assez problématique dans leur vision, dans leur « objectivité » froide, c’est que le monde qu’ils dessinent est totalement manichéen et simpliste. On dirait qu’il n’y a aucune perméabilité possible entre l’apprenti-djihadiste et la société dans laquelle il évolue. D’un côté il y a la foi en béton armée, les rites, les principes absolus qui enferment Ahmed en lui-même, de l’autre une société ouverte, tolérante et protectrice. Le scénario fait comme si cet être fanatique ne pouvait être le siège d’une lutte intérieure, de doutes. Il ne parvient pas non plus à faire vivre d’autres personnages, d’autres points de vue consistants à côté de celui d’Ahmed. On pourra toujours se retrancher derrière le « mystère » du personnage, sa radicalité indéchiffrable mais quelque chose ne fonctionne pas dans ce film au point qu’il doive passer par un dénouement extrême pour sortir de l’impasse – Ahmed est d’ailleurs encerclé de murs, symboles de son enfermement.

On peut comprendre que le système des frères Dardenne, leur volonté de faire « objectif » soit battus en brèche et débordés par le sujet lui-même. Ils ne sont pas à l’abri de la prise de position problématique sur un sujet aussi délicat. Il ne faut pas oublier Molenbeek et le contexte récent des attentats islamistes mais en Belgique il y a aussi une réalité sociale et le racisme contre les immigrés musulmans. On aurait aimé de leur part un personnage moins monolithique et un scénario un peu plus fouillé et complexe. 

En DVD, Blu-Ray et VOD depuis le 1er octobre. Distribué par Diaphana Edition Video (site et page Facebook)

Autre lien (sans rapport) : tous les films de l'an dernier, pour rappel

Les commentaires sont fermés.