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Cinéclub : Le grand silence (Sergio Corbucci)

C’est à l’occasion de la sortie des Huit salopards de Tarantino que j’avais comme beaucoup entendu parler du Grand silence de Corbucci (1968). Comme pour QT, western sous la neige et musique par le grand Ennio Morricone. J’ai beau aimer le cinéma de Sergio Leone, pinacle du genre spaghetti, je ne suis pas client des Django, Trinita et autres productions de cet acabit. Quand commence Le grand silence, j’ai peur de goûter à un navet. Certes il y a les étendues blanches de neige qui recouvrent l’Utah mais la caméra tremblote, la photographie, les costumes et décors sont particulièrement sales. On a le droit en plus à deux versions : l’italienne ou la française, ce qui colle peu à un western dans les Rocheuses. On passera enfin sur l’inévitable scène du bandit qui bouffe salement son poulet puis s’essuie les doigts gras sur son manteau.

Leone appréciait John Ford et ça se voyait, on en est plus loin chez Corbucci. Mais surprise ! Le grand silence réussit à convaincre passé les 20 premières minutes, en jouant la carte de la radicalité crasseuse, en allant à contre-courant du western américain et ceci sans manier le second degré ou la parodie. L’histoire se déroule en 1898, à une époque justement où le western n’a plus de raison d’être. On assiste dans ce paysage abandonné et couvert de neige à un ultime nettoyage, autour de la ville de Snow Hill. Le juge Pollycut (Luigi Pistilli) fait appel aux chasseurs de prime pour se débarrasser des fermiers privés de nourriture en les décrétant hors-la-loi. Parmi les bounty-killers figure le cynique et cruel Tigrero (Klaus Kinski), pressé de se remplir les poches mais contrarié par un mystérieux tueur muet surnommé Silence (Jean-Louis Trintignant). Pauline (la délicieuse Vonetta McGee) engage Silence à venger la mort de son mari en tuant Tigrero. Le shériff Burnett (Frank Wolff) tente d’imposer un minimum de légalité dans un contexte sanguinaire.

En jetant une grosse poignée de neige sur le western américain de John Ford ou d’Anthony Mann, en le remplaçant par une forme très européenne, Le grand silence invente sans doute comme bien d’autres westerns spaghetti quelque chose de neuf malgré ses imperfections. Il invente grâce à des acteurs qu’on n’aurait pas imaginés dans un tel film. Jean-Louis Trintignant en tueur ténébreux et muet, ce serait comme Mathieu Amalric jouant dans un film de kung fu ! Cela fonctionne parce que son jeu est complémentaire de celui maléfique de Klaus Kinski. Oublions Gary Cooper, John Wayne ou Burt Lancaster, les deux héros sont ici des hommes aux physiques légers, aux yeux bleux et aux visages enfantins. Ce sont malgré tout des acteurs intenses, accoutumés aux rôles tragiques. Trintigant ressemble à un garçon boudeur et souffrant tandis que Kinski développe un jeu narquois et espiègle. Ils ont des corps peu adaptés aux plans larges, cela tombe bien, Corbucci filme beaucoup leurs visages en gros plan d’où percent leurs regards. De toute façon, dans ce paysage neigeux, glacé, les silhouettes sont enveloppées et dissipées par le blizzard. Ce sont des fantômes qui jouent, tous promis à la mort.

Les tueries succèdent aux chevauchées dans la neige, magnifiquement accompagnées par la musique d’Ennio Morricone. Ce qui nous est montré est souvent laid et immoral mais Le grand silence n’est pas sans beauté, notamment quand il met en scène l’affrontement nocturne de Silence et Tigrero. Une vérité transparaît dans leurs deux visages lors de ce duel, quelque chose de dostoïevskien traverse ces deux personnages pas si éloignés l’un de l’autre. Ce sont les deux faces humaines d’une société impitoyable, deux jumeaux aux mêmes yeux bleus mais aux morales opposées. La soif de justice et l’innocence de Silence contre le cynisme et la cupidité de Tigrero. Pourtant ils ont bien la même activité, celle de tuer mais le scénario trace une frontière très stricte entre justice et légalité. La justice c’est Silence qui défend les pseudo « bandits » condamnés par Pollycut. La légalité, c’est Tigrero qui applique la loi en servant sans scrupules des puissants. On voit dans le film que la légalité est plus forte que tout et permet tous les abus. Même si c’est légitime, dégainez en premier et vous serez accusé de meurtre. Dégainez en deuxième et vous serez morts. La voie de la justice est très mince : il faut dégainer en deuxième et tirer en premier, comme le fait Silence. On ne dévoilera pas comment tout ceci s’achève. Un happy end est-il seulement possible quand la loi s’impose ? Voilà en tout cas une vision très sombre des fondations de l’Amérique, une terre confisquée par les capitalistes et leurs hommes de main. Corbucci a composé un univers intégralement crasseux et nihiliste.

Les motifs (tuerie, vengeance) ne sont pas nouveaux. Les moyens (jeu d’acteur, esthétique) paraissent parfois grossiers ou outranciers. Bien qu’acteur américain, Frank Wolff ressemble plus à un boulanger napolitain qu’à un shérif de l’Ouest. Mais grâce à un rythme d’action qui grossit comme une avalanche et à la conviction de ses acteurs principaux qui donnent de l’épaisseur et de la sincérité à l’histoire, Le grand silence impressionne. Une cinéphilie impure et peu orthodoxe comme celle de Quentin Tarantino permet ainsi d’apprécier des films moins moches qu’ils n’en ont l’air. Voir ici sa liste de westerns spaghettis préférés, Le grand silence y figure, bien sûr.

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