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Cinéclub: Saint Jack (Peter Bogdanovich)

Les raisons de révérer Peter Bogdanovich tiennent aux deux films vraiment délicieux que sont The last picture show (1971) et Papermoon (1973). Ces œuvres sont à placer haut parmi celles du Nouvel Hollywood, grande période de régénération du cinéma hollywoodien qui a vu éclore Scorsese, Coppola ou De Palma. Sa filmographie plus tardive est moins convaincante mais Saint Jack (1979), produit par Roger Corman et financé par Hugh Hefner, fondateur de Playboy (!!!) n’est pas dénué d’intérêt. Les rééditions en grande pompe en DVD – je vois passer des pubs sur le coffret Carlotta – et la diffusion cette semaine sur Arte ne m’ont pas fait considérer le film comme un chef-d’œuvre. Alors qu’il a le charme de son atmosphère, j’ai trouvé ses 1H50 longuettes, son récit très en retenue manquant de piquant dramatique pour m’emporter.

Déliquescence coloniale

Jack Flowers (Ben Gazzara), vétéran américain de la guerre de Corée, travaille à Singapour pour un armateur mais occupe la plupart de son temps à trouver des filles pour les expatriés ou les étrangers de passage. On le voit déambuler dans les rues de la ville, allant de bars en hôtels, plaçant les filles tout en gardant une attitude détachée. Son rêve est d’ouvrir un bordel luxueux mais la pègre locale le menace. Les deux premiers tiers du film s’attachent à suivre Jack dans ses activités sans qu’il se passe grand-chose. Plutôt que le Singapour moderne des affaires, le film privilégie la vieille ville. Une mélancolie se dégage des nocturnes et des plans de Jack seul dans les rues. Des plans larges de bâtiments coloniaux à l’évocation d’une petite société de vieux mâles blancs buvant des cocktails et fréquentant les prostituées, Bogdanovich restitue une ambiance de déliquescence coloniale. Le ton des dialogues est blasé, amusé, cynique comme dans les romans de Somerset Maugham.

A une exception près, on ne voit que des hommes blancs, risibles ou décatis, jamais leurs épouses. Jack survole son petit monde et malgré son affabilité, la caméra s’arrête souvent en gros plan sur son visage, saisissant un air de mélancolie ou de doute. Le jeu très intériorisé de Ben Gazzara et l’absence de scènes de tension font de Saint Jack un film introspectif, en creux, laissant une impression de tristesse et de désabusement. La présence du comptable Leigh (Denholm Elliott), homme à la vie raisonnable mais ne le jugeant pas, est la révélation pour Jack d’une humanité bienveillante au milieu du marasme. Jack aurait pu être cet homme honnête rêvant de retrouver sa terre natale.

« Héros » des années 70

Dans la description nostalgique de la « douceur » coloniale, on devine les tropismes passéistes de son réalisateur. Monika, la compagne sri-lankaise de Jack passe un 33 tours et c’est la voix de Louis Armstrong qui résonne. On entend aussi des airs de country. Jack parle de lui-même et de ses études de littérature, évoquant sa jeunesse lointaine. Le jazz, les souvenirs, les cocktails et les cigares, les bordels à l’ancienne, pas très rock’n’roll tout cela mais en plus de la nostalgie, il flotte dans l’air un parfum persistant d’hédonisme. Saint Jack est un film typique des années 70, avec son ton libertaire et son héros ambigu et distant. Les années 80 jetteront à la poubelle ce type de personnage pas assez moral ni accessible. Jack est un loser détaché, travaillant en marge, détestant les hypocrites. On voit mal un film d’aujourd’hui faire comme celui-ci le portrait bienveillant d’un proxénète. Pas l’ombre d’une leçon de morale ou d’un jugement pour ce type qui fournit les permissionnaires américains en filles ou s’acquitte de sales besognes.

Jack est une sorte d’esthète démodé évoluant dans un monde brutal, un peu comme Bogdanovich, cinéphile réputé pédant dans le monde des studios hollywoodiens. Le réalisateur, qui joue dans le film, a-t-il fait de cet homme gentil, qui donne du plaisir aux autres et traite bien ses filles un double de lui-même ? Jack a voulu faire à sa manière mais les triades chinoises lui sont tombées dessus et ont détruit son rêve. Dans une très belle scène où il contemple sur une fresque les horaires de villes du Pacifique, on le sent tenté de tout lâcher et de repartir aux Etats-Unis. On ne peut exclure ce rapprochement imaginaire entre Jack et Peter alors qu’en 1979, le cinéaste est déjà loin de la gloire de La dernière séance. Avec Daisy Miller, fiasco public en 1974, il a connu le sort impitoyable des jeunes prodiges devenu loser dans leur milieu.

Alors que Jack marche seul dans les dernières minutes du film et que sa silhouette se fond anonymement dans la foule, le film se révèle un puits sans fond de regrets et d’états d’âme.

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