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Ma vidéothèque idéale: Full Metal Jacket (Stanley Kubrick)

1987. J’avais 11 ans. Mon père m’avait dit “on peut aller au cinéma ensemble. Il y a un film de guerre qui passe samedi soir. » Il n’était pas cinéphile. Il savait que j’avais bien aimé le bourrin Rambo 2, j’avais aussi vu les plus classiques Un pont trop loin et Quand les aigles attaquent. Il y avait de la violence certes mais cela restait héroïque : on y tuait des méchants, des nazis... Nous allons à la séance de Full metal Jacket nous demandant ce que ce titre veut dire exactement. Deux heures plus tard, nous sortons secoués et mon père, très embarrassé, me dit : « Je crois que ce n’était pas un film de ton âge ». Il noie le poisson en disant que c’est trop outrancier. Lui comme moi avions été sidérés par ce que nous avons vu.

A la même époque, Oliver Stone connaît le succès avec Platoon que je finis par voir aussi. Full metal Jacket est l’anti-Platoon. Même si le regard sur le conflit vietnamien n’exclut pas la violence, il y a un fond d’idéalisme chez Stone qui tente de ménager le public américain. Ce conflit était mauvais mais s’il a si mal tourné, s’il y a eu des bavures, c’est parce que les brutes comme le Sergent Barnes (Tom Béranger) l’ont emporté sur les idéalistes comme Elias (Willem Dafoe). Pris entre les deux, le soldat Chris (Charlie Sheen) a appris à survivre et à devenir un homme. La guerre y est vue comme cruelle certes mais formatrice pour un jeune. Elle permet de faire des choix moraux. La survie passe le plus souvent par une solidarité entre soldats.

Apprendre à tuer

Kubrick n’a que faire d’héroïsme, de bons choix dans l’adversité ou de camaraderie entre bidasses. Bien que Joker (Matthew Modine) en soit le personnage le plus "attachant", il n’y a dans son film aucune figure positive à laquelle se raccrocher. La question du lien entre formation et morale est centrale dans Full Metal Jacket. Deux parties bien distinctes se répondent. Une première de 44 minutes sur la formation des soldats par l'institution militaire. Une deuxième de plus d’une heure de « mise en pratique » lors de la guerre au Vietnam. On apprend d’abord à être un marine, à en supporter les épreuves physiques, à être solidaire des autres mais c’est secondaire aux yeux du réalisateur. L’armée apprend à des hommes sortis de l’adolescence à tuer puis elle les envoie à la guerre. Il n’y a rien de moral là-dedans. Kubrick se fait peu d'illusions sur la nature humaine, sur sa violence. Dans Orange Mécanique, une institution disciplinaire est incapable de la changer. Ici c'est à l'inverse l'individu seul qui ne peut pas combattre une institution encourageant la violence.

La chanson country du début est trompeuse. Hello Vietnam de Johnny Wright, à la fois sirupeuse et patriotique (« We must stop communism in that land ») résonne tandis que de jeunes hommes se font raser la tête. L’ironie de Kubrick s’exprime déjà et la première partie du film commence. Nous regardons la formation d’une section de marines qui va partir au Vietnam. Face au tyrannique sergent Hartman (Lee Ermey), on pouvait imaginer une opposition binaire prêtant à l’identification du spectateur. Joker, qui aime bien provoquer les fascistes et puis le gros et enfantin Leonard (Vincent D’Onofrio) ne se laisseraient pas faire. Il n’en est rien. La troupe de soldats est à peine caractérisée. Hartman les rebaptise à son (mauvais) goût, le scénario nous donne très peu d’information sur leurs personnalités. Le filmage de Kubrick les agrège en un tout discipliné, continuellement écrasé d’injures racistes et sexistes. Les paroles d’Hartman sont tellement outrancières et caricaturales qu’elles créent une atmosphère étrange de violence et d’infantilisme débridé mais à aucun moment on ne voit d’opposition des jeunes hommes à tant de stupidité.

Dans de multiples plans, la caméra les enferme dans des perspectives qui les uniformisent : alignement des lits dans la chambrée, chemin de jogging. Ils sont dans un entonnoir visuel et n’ont d’autre choix que de se former physiquement et mentalement à être des marines. C’est un lavage de cerveau qu’on voit, supportable pour Joker ou Cowboy (Arliss Howard) mais insupportable pour Leonard qu’Hartman rebaptise Gomer Pyle – c’est le nom d’un personnage de TV, jeune naïf qui s’engage dans l’armée. Le lieutenant s’acharne sur lui sans voir qu’il fait de ce quasi enfant un déséquilibré. Les autres finissent par le haïr pour son incapacité à être au niveau. Écraser les plus faibles, pour en faire des hommes... On saisit bien la critique de l’institution militaire mais le film est bien plus riche que cela.

Pendant un exercice de tir, pour vanter la précision des marines, le sergent cite en exemple un psychopathe qui a abattu de loin plusieurs personnes ainsi que Lee Harvey Oswald, assassin de Kennedy. S’ils tiraient aussi bien de loin, c’est parce qu’ils ont été marines ! Le sous-officier ne s’en cache pas, il forme des tueurs. Mais il y a un aspect moins explicite dans cette formation : elle prépare à être un tueur ET un violeur. Ce que montre Kubrick dans cette formation virile, c’est aussi l’assimilation entre meurtre et sexe, meurtre et plaisir. Etre un homme c’est tuer. Non seulement les soldats sont agonis d’insultes sexistes mais encouragés à passer à l’acte, meurtre ou viol, sans aucun problème. On donne au fusil, emblème phallique, un nom de fille.

Tuer et baiser

Certains à l’époque ont reproché au film sa division en deux parties et la faiblesse de la seconde. L’épisode vietnamien est d’un point de vue cinématographique moins impressionnant qu’Apocalypse Now (Coppola) ou que Voyage au bout de l’enfer (Cimino). Pourtant, les deux parties sont bien liées par le sens. Tout ce qui est produit par la formation du marine se retrouve crument appliqué par la suite. On a quitté une formation virile décomplexant la violence et on se retrouve dans une rue de Saigon où une prostituée filmée de dos aguiche les soldats Joker et Rafterman (Kevyn Major Howard). Elle leur propose la totale et ils ne sont pas contre. A croire que les américains sont venus non seulement pour sauver le Vietnam du communisme (la version officielle), pour tuer donc mais aussi pour baiser.

Les chansons de la bande-son, notamment These boots are made for walkin’ de Nancy Sinatra, Surfin bird des Thrashmen ou Wooly Bully de Sam the Sham and the Pharaos, ne sont pas là juste pour faire bande-son des années 60. Ces hits pop joyeux créent dans le contexte d’horreur une forme de décalage très ironique. Mais à regarder de près elles sont remplies de connotations sexuelles, elles ne sont pas choisies au hasard. Pleines de sous-entendus, elles accompagnent assez crument ces jeunes hommes, dont certains se branlent régulièrement tandis que d’autres couchent avec des prostituées vietnamiennes dont ils disent qu’elles peuvent être des Viêt-Cong déguisées.

Le sexe est omniprésent dans cette guerre et dans la tête de ces hommes, dans leurs conversations aussi. Le point d’orgue hypnotique de cette débauche de violence et de sexualité se trouvera dans la confrontation avec une femme sniper, au milieu des ruines fumantes de la ville d’Hue. Kubrick filme l’apogée dans la lumière rouge des flammes et les échos morbides et planants de la musique d’Abigail Mead, déjà entendus à la fin de la première partie. On aura donc appris à de jeunes hommes à former une meute de tueurs et de violeurs. Pour Kubrick, ce n’est que ça la guerre…

« je suis vivant et je n’ai pas peur »

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On retiendra aussi la scène de l’hélicoptère : un soldat visiblement fou dit prendre son pied en mitraillant des paysans vietnamiens survolés ! Joker assiste médusé aux tirs, sans réagir. Joker n’est pas le personnage moral que le spectateur s’attendait à trouver. Il porte sur lui les signes de sa dualité et de sa lucidité: un badge « peace » et l’inscription « Born to kill » sur son casque. Il pourrait être sympathique mais il ne l’est pas vraiment. Il n’empêche pas le mitrailleur de tuer des innocents, il participe lui aussi au martyr de Leonard. Il est comme beaucoup d’humains pris dans des situations tragiques coincé entre sa morale et le besoin de rester dans le groupe. On le voit inactif chaque fois qu’il doit prendre une décision. C’est un peu le portrait du spectateur de cinéma qu’il incarne, pouvant être choqué mais fasciné par le sexe et la violence. Pour en revenir à la guerre, on comprend que son regard moral n’aura servi à rien et qu’il n’agit pas contre les violences et finit par être comme les autres. Il conclue le film en disant : « Je vis dans un monde merdique, oui, mais je suis vivant et je n'ai pas peur ». Il ne peut rien y faire sauf survivre et tuer comme les autres.

Voir ce film à 11 ans était éprouvant. Un choc dont je n’ai pas compris toute la signification. Je préférais Platoon ensuite mais ce dernier, revu récemment, est un honnête classique, bien ficelé mais très manichéen. A Full Metal Jacket, je préfère la baroque Apocalypse now mais le film de Coppola, fantastique pour le grand écran, est néanmoins confus comme l’était son tournage devenu fou. Kubrick est cet observateur lucide mais si pessimiste sur la nature humaine qu’on ne peut pas tout à fait adorer ses films. On ne s’abandonne pas à eux avec plaisir et oubli. Comme la première fois, je reste sidéré par « son » film sur le Vietnam, si désespérant.

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