John Huston
Ciné-club : Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman)
Ingmar Bergman est à l’honneur de la Cinémathèque Française jusqu’au 11 novembre 2018. J’ai dit tout le bien que je pensais de Monika dont je ne me suis toujours pas remis mais disons-le, le cinéma du maître suédois reste une découverte pour moi. N’en connaissant que quelques œuvres, je l’appréhende avec des yeux assez novices. Avis personnel : le cinéphile de 20 ans que je ne suis plus depuis longtemps n’avait pas la maturité pour apprécier le genre du drame intime dans lequel Bergman a excellé. Prenons Scènes de la vie conjugale : ce sont six épisodes TV tournés en 1973 pour la télévision suédoise, au format carré, saisissant la désagrégation progressive d’un couple de la bourgeoisie suédoise. La série se compose principalement de scènes d’intérieur, dans des décors austères laissés au dialogue de Johan (Erland Josephson) et Marianne (Liv Ullman), dont on ne sait plus s’ils s’aiment ou se détestent.
L’image carrée
Le format est ici primordial. L’image carrée télévisuelle permet à Bergman de se concentrer sur Johan et Marianne comme couple ou sur l’un des deux sans que l’attention s’évade vers une perspective ou un détail de décor. Il permet de les capter dans leur apparente symétrie mais aussi de multiplier les gros plans expressifs sur la souffrance ou la colère de chacun. Cette configuration, à peine aérée par de courts extérieurs, donne toute sa puissance à l’expression des acteurs et à la vérité des situations. Elle fait de l’intime, des visages, des voix, des yeux, un spectacle prenant et accablant à la fois. En se concentrant sur les failles des personnages, en les dilatant par de longs dialogues, elle génère une œuvre en six actes tendue et irritante comme lorsque vous êtes pris dans une interminable dispute de couple. Un couple n’est évidemment pas une entité close et Bergman invite d’autres personnages exacerbant les tensions entre Johan et Marianne. Ils sont parfois incarnés (Eva, collègue de Johan, jouée par Gunnel Lindblom), parfois conservé dans le hors-champ (Paula).
Germes de la discorde
Cela avait bien commencé, par une interview pour un magazine féminin – la presse féminine : parfait véhicule du conformisme ambiant ! Johan et Marianne forment le gentil couple de la bourgeoisie installée et tranquille qui a tout pour donner une bonne image de lui-même. Lui scientifique fume la pipe et prend un air vaguement blasé. Elle avocate se fait du souci pour son foyer, veille à ce que tout se passe bien. Dès l’interview, on sent poindre une certaine insécurité grâce à la fébrilité du jeu de Liv Ullmann. Les germes de la discorde s’incarnent en Peter (Jan Malmsjö) et Katarina (Bibi Andersson), invités à dîner, qui révèlent dans une scène particulièrement tendue la colère et la haine renfermés dans leur couple. On ne le sait pas encore mais un processus destructeur va s’enclencher. Cependant, rien n’est montré comme définitif durant les six épisodes. Si Peter et Katarina ne semblent plus avoir de raisons de former un couple, Johan et Marianne ne renoncent pas à exprimer leurs sentiments et leurs désirs l’un envers l’autre. Leurs dialogues sont comme des montagnes russes alternant la tendresse, la complicité, le regret puis soudain l’aigreur, la colère, la haine.
Liv Ullmann admirable
Dans cette joute intime entre deux êtres, parfois perturbée par d’autres, Bergman utilise ses acteurs comme des instruments de musique, capables de produire des tonalités de sentiments larges. Si Erland Josephson garde son flegme et son cynisme jusqu’à une certaine limite dévoilant sa fragilité, Liv Ullmann livre une interprétation admirable et fiévreuse de Marianne. Elle est le personnage traversé par tous les sentiments possibles, de l’humiliation à la révolte. Bergman avait sans doute une grande admiration pour la capacité de résistance et d’adaptation des femmes, quand les hommes eux se distinguent par leur égoïsme, leur mesquinerie, voire leur violence.
On ne livrera pas les détails du récit mais Scènes de la vie conjugale est, au travers d’une destruction, l’histoire d’une émancipation. Dans l’épisode 4 « La vallée des larmes », Bergman utilise un montage photographique de Marianne, de l’enfance à l’âge adulte, alors qu’elle se confesse à Johann. Ce procédé bouleversant livre le portrait d’une femme bridée, malheureuse, qui a sacrifié son bonheur aux valeurs de sécurité et de bonne éducation. C’est hélas ce que Johann lui reprochera le plus, d’avoir transformé leur couple en enfer de bonnes intentions ! Mais les événements n’étant pas écrits à l’avance, on assistera à la lente mutation de Marianne. Nous sommes en 1973, la femme, notamment celle qui travaille, affirme en même temps que son autonomie financière la singularité de ses désirs. Elle n’a pas d’autre choix puisqu’être une épouse parfaite, conforme aux désirs de son conjoint, ne lui garantit même plus de vivre durablement en couple.
Tant qu’on s’aime…
Il y a certes le couple marié, norme sociale convenable, mais il y a l’amour et le désir qui ne requièrent pas le mariage pour s’épanouir. Le dialogue sur le sexe est constant entre Johann et Marianne. Bergman le décrit comme une valeur cardinale du couple moderne. Le bonheur sexuel est une échelle de mesure du bonheur à deux. Constamment recherché il est devenu un standard, donc le signe d’un certain conformisme. Le regard bergmanien sur le sexe est ambivalent. Il faut du désir mais celui-ci s’épuise et « faire couple » ne s’y réduit pas. Ce qui se joue entre Johan et Marianne est supérieur et mystérieux. Tant qu’ils se désirent ET s’aiment, quelque chose d’exaltant et de neuf est possible mais s’aimer est à ce point un mystère qu’ils doutent sans cesse de leurs sentiments. D’où la sensation de balancement, d’incertitude qui se dégagent des échanges entre l’homme et la femme. Ils n’ont jamais l’air de savoir où ils en sont, ils en souffrent, c’est aussi ça s’aimer.
Ce que le créateur suédois semble vomir, c’est ce couple marié, bien sous tous rapports, qui se construit sur la peur et le besoin de sécurité mais finit inexorablement dans la détestation. Il y a quelque chose d’horrible dans la confession de Madame Palm, cette femme qui dit avoir vécu avec son mari sans bonheur pendant 20 ans, au point qu’elle n’aime même pas ses enfants. C’est dans l’épisode 2 : « L’art de cacher la poussière sous les meubles », tout un programme conjugal ! Difficile ici de ne pas voir une exhortation à briser les liens poussiéreux du mariage quand ils ne sont construits que sur le confort.
Cet article n’atteste pas pour autant d’un film sinistre. Le dialogue souvent cruel parlera à tous ceux qui ont vécu en couple (cela fait donc beaucoup de monde) mais les infimes détails sur lesquels Bergman pose la loupe dessinent aussi les contours comiques du "bonheur" quotidien. Les pyjamas de l’homme, les mouvements de gym de la femme au sortir du lit (pour ne pas grossir ?) et tous ces moments où on visite le frigo pour partager bière et charcuterie sur le canapé, mettent de la légèreté et du prosaïque dans un ensemble dramatique et tortueux. Que dire enfin des cartes postales de l’île de Farö, que le maître a le bon goût de nous glisser à la fin de chaque épisode (un paysage gris pluvieux à la fin de La vallée de larmes par exemple) ? Cruelle ironie de ces paysages sinistres qui ne nous donnent aucune possibilité de nous évader !
Scènes de la vie conjugale produit pendant 5 heures un mélange d’émotions et d’accablement à l’image de ce qu’on peut vivre dans l’intimité. Les vérités du couple et de la famille sont souvent les plus dures à contempler…