Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mademoiselle de Joncquières (Emmanuel Mouret)

La filmographie d’Emmanuel Mouret ne m’a pas marqué jusqu’à présent. Avant Caprice (2015) qui n’a laissé aucun souvenir, j’en ai vu plusieurs mais lesquels ? Cela tenait peut-être au fait que l’acteur Mouret, jouant dans beaucoup de ses films, ne m’a jamais captivé. Mademoiselle de Joncquières arrive donc ici comme une heureuse surprise. Cette histoire de la vengeance d’une marquise, inspirée d’un épisode de Jacques le Fataliste de Denis Diderot, est un délice de cinéma classique.

Dès qu’on se place parmi les aristocrates libertins, on pense aux Liaisons dangereuses et viennent en mémoire le roman épistolaire de Choderlos de Laclos (chef-d’œuvre) ainsi que le film que Frears en a tiré (mémorable). Ne pas s’attarder trop sur ce modèle plus radical que ce que raconte le film de Mouret : Les Liaisons dangereuses est un jeu cruel qui se termine en tragédie parce qu’on a enfreint les règles libertines en se laissant submerger par des sentiments. Mademoiselle de Joncquières, c’est comme si la Présidente de Tourvel, sincèrement amoureuse d’un Valmont gentiment superficiel, se vengeait de sa légèreté. Le registre de Mouret est plus sobre et délicat.

Alors que Valmont et Mme de Merteuil sont des libertins débauchés honnissant les sentiments, Mme de la Pommeraye (Cécile de France) et le marquis des Arcis (Edouard Baer) se donnent au début du film l’illusion d’un amour sincère. Seuls dans la propriété de Madame, ils déambulent dans des paysages vert tendre comme un tableau de Watteau. Bien que le marquis ait la réputation de courir d’une femme à l’autre, la marquise finit par penser que l’amour est possible, que l’union peut être franche et durable. C’est comme si la mise en scène de leur tendresse mutuelle avait trompé la femme, qui en conçoit soudain une terrible envie de vengeance pour le libertin superficiel joué (très bien) par Edouard Baer. Se met en place une seconde mise en scène, orchestrée par Mme de la Pommeraie aux dépends de l’homme qu’elle a aimé. Elle se sert sans scrupule d’une femme déchue et de sa fille, Madame (Natalia Dontcheva) et Mademoiselle de Joncquières (Alice Isaaz).

Sens théâtral de la mise en scène et musicalité

On suppose que c’est ce sens très théâtral de la mise en scène et des codes qui a plu à Emmanuel Mouret, metteur en scène de quiproquos sentimentaux. Tout est constamment calculé et fabriqué dans cette société aristocratique et cela se voit à l’écran. On se fait acteur, on s’apprête comme si on posait pour un tableau. Il est drôle de voir la marquise se planter derrière un pot de fleurs et allumer son sourire au moment où paraît son « ami ». Le XVIIIème siècle aime les masques, les travestissements. C’est un grand siècle pour le théâtre (Marivaux, Beaumarchais) et le film de Mouret en emprunte les codes : le plan fixe est comme une scène préparée par l’intrigante, où va se jouer la tromperie à des Arcis.

Dans cette scénographie les rôles sont harmonieusement distribués, chacun jouant une partition subtile. A Cécile de France, excellente, le rôle de la dame vindicative à la fois espiègle et machiavélique. A Edouard Baer, étonnamment sobre celui d’un libertin plus profond qu’il n’y paraît. A Laure Calamy, le rôle de la confidente sincère, sans doute choquée par tant de manœuvres. Alice Isaaz enfin prête un visage particulièrement doux et impénétrable à la manipulation. Mouret parvient à un résultat certes classique dans la mise en scène mais très alerte et stimulant. Outre qu’il est rythmé par Scarlatti, Bach ou Vivaldi, Mademoiselle de Joncquières est un film d’une grande musicalité. Le début se jouait sur un rythme languissant, celui de l’amour tendre. La suite s’emballe sur des airs de musique enjoués mais ralentit aussi, pris de mélancolie.

Beau film sur la condition féminine

S’arrêter à l’histoire d’une basse vengeance ne rendra pas justice au fond du film. Mademoiselle de Joncquières est aussi un beau film sur la condition féminine. Le XVIIIème siècle fut parmi d’autres un siècle cruel aux femmes. Un homme bien né peut toujours s’en sortir et protéger sa réputation d’une mésalliance, une femme en a beaucoup moins la possibilité. Madame de Pommeraie est veuve et malgré sa position et sa beauté, a peu de chances de refaire un mariage qui plus est heureux. Madame de Joncquières, d’origine aristocratique mais bâtarde, a manqué la possibilité d’un mariage lui établissant une position honorable. Elle a donc connu la déchéance sociale, dans laquelle elle a entraîné sa fille. La misère devient alors marque et cause de déchéance morale, quelle que soit la beauté et la pureté du cœur. Pour se protéger des hommes et d’un sort cruel, on ne peut qu’user de tromperie ou de religion – ce qui revient au même ! Il s’agit de ne pas dévoiler le fond de son cœur ou en tout cas le moins possible.

Emmanuel Mouret a conçu un film qui cumule les plaisirs du théâtre classique (intrigue, langue ciselée, personnages bien brossés) et de la musique (rythme, variété des sentiments). C’est une véritable réussite.

Les commentaires sont fermés.