John Huston
Les aigles de la république (Tarik Saleh)
« Tu passes ton temps à jouer la comédie » lance la jeune Donya (Lyna Khoudri) à son amant George Fahmy (Fares Fares). Aussi célèbre soit-il, tout le monde dans l’entourage de George, superstar du cinéma égyptien, semble douter de sa sincérité. On ne sait pas ce qu’il pense mais on sait qu’il joue beaucoup. En tant que privilégié, George fréquente les bars, les hôtels, les palais et en tant que chrétien copte séparé de sa femme et buvant de l’alcool, il peut se donner l’illusion d’être libre, inclassable, à la limite de l’insolence vis-à-vis du pouvoir politique ou de la censure islamique qui passe ses films au crible. Il incarne malgré lui les contradictions d’une population qui balance entre l’aspiration à la liberté et l’allégeance aux pouvoirs de l’armée et de la religion. Le film s’ancre dans l’Egypte moderne et urbaine et se fait écho à des droits individuels. Le récit est censé se dérouler au Caire mais le film a été tourné à Istanbul, métropole dont on perçoit pareillement le gigantisme et la modernité, que ce soit dans de larges plans aériens ou dans l’ambiance nocturne de quartiers animés.
Avant de prendre le tour d’une machination politique, Les aigles de la république se veut le portrait d’un homme supposément libre dans une société en tension entre fermeture et libéralisation. On a parlé de première moitié du film en forme de comédie italienne. Pourquoi pas ? A la fois pathétique, manipulateur et flambeur, George ressemble à un Gassman ou Mastroianni égyptien voguant en toute désinvolture dans le milieu du cinéma et profitant de sa célébrité. Le film compte quelques moments comiques savoureux comme cette séquence dans une pharmacie (l’épisode du viagra). Toutefois, cette première moitié qui expose le personnage et son contexte manque quand même un peu de rythme et de mordant. Tarik Saleh n’est pas Dino Risi et il y avait de quoi appuyer plus méchamment sur les contradictions du personnage. Alors qu’il se tenait à l’écart du pouvoir et de la politique, George accepte le rôle piège, celui d’incarner dans un biopic grotesque le Maréchal al-Sissi, président de la République d’Egypte depuis 2014. On comprend que l’acteur a accepté pour sauver son statut de star et si possible contrebalancer l’influence des religieux qui s’attaquent à l’industrie du cinéma. L’évocation du milieu et surtout ce tournage à haut risque sont un peu survolés par le scénario. On aurait aimé que le ridicule de cette production surveillée par ce mystérieux Dr Mansour (Amr Waked), soit mieux exploité pour mettre à nu la propagande d’Etat. Quoiqu’il y ait de bons dialogues, la prestation de Fares Fares phagocyte le tout au point qu’on se demande l’intérêt d’un personnage comme Donya, aspirante actrice que Lyna Khoudri ne peut faire exister avec complexité, car le scénario ne lui en donne pas l’occasion.
L’intrigue politique finit par l’emporter sur la comédie, donnant plus de force à l’ensemble. Sans doute trop superficiel et sûr de lui, George n’a pas vu dans quoi il tombait. Un grand groupe de médias finance ce film à la gloire du Maréchal et l’acteur commence à fréquenter les cercles du pouvoir. Il rencontre Madame Suzanne (Zineb Triki, vue dans l’excellente série le Bureau des légendes), l’épouse du ministre de la Défense, personnage qui incarne une forme de lucidité. Habitué à jouer et à louvoyer jusqu’à la compromission, George compose avec les puissants et finit par se mouiller. C’est le lot de tous en Egypte : jouer la comédie et devenir complice pour ne pas se faire arrêter et emprisonner. George est pris en main par des militaires haut placés, ce fameux cercle des « aigles de la république » tout en étant espionné par le Dr Mansour. Citoyen suédois, Tarik Saleh ne peut pas tourner dans le pays de ses parents. Évidemment, ce qu’il dit du régime égyptien lui voudrait condamnation. On est soudain passés de Dino Risi à Yves Boisset ou Costa-Gavras. On réalise à travers les situations et les dialogues que la vie politique égyptienne est un immense réseau de chantage et de répression : « je te laisse libre / je ne touche pas à tes proches etc. si tu fais quelque chose pour moi ». Le pays est verrouillé par le pouvoir et sa police. Il y a tout de même quelques motifs d’espoir, que ce soit à travers le personnage de Suzanne ou bien ceux des jeunes comme le fils de George, menacés car en attente de plus de vérité et de liberté.
Le rythme de la dernière heure est plus percutant, les événements se précipitent et font écho à l’histoire moderne (et violente) de l’Egypte. On rappelle qu’avant al-Sissi le président Sadate a été assassiné en 1981 lors d’un défilé militaire, que Moubarak est renversé puis emprisonné en 2012 lors de la vague des printemps arabes et que Mohamed Morsi est lui-même destitué puis emprisonné en 2013 par le général al-Sissi (pas encore maréchal !). Alors qu’il est une star, George ne pèse rien face aux événements. Son personnage d’homme pris dans un engrenage trop puissant pour lui, se révèle plus mélancolique que comique. Après Gassman on pense à Alberto Sordi qui a joué tellement de fois ce type de rôle, de l’homme ordinaire broyé par un système trop fort pour lui. Derrière le grotesque des faux semblants, Tarik Saleh dévoile un régime policier qui tient toute la société par la terreur.
Encore un bon film qui clôt une trilogie composée du Caire confidentiel et de la conspiration du Caire. Pas un chef d’œuvre car il est un peu long (20 minutes de trop peut-être ?) et pas toujours au bon rythme, mais une belle façon de revivifier ce type de cinéma politique et contestataire qui a eu ses beaux jours dans les années 70.