John Huston
Coffret Alan Clarke (Potemkine)
Et si pour Noël, vous vous offriez l’essentiel de la filmographie d’Alan Clarke. Ah ah ah ! Rien de tel que les foudroyants Scum ou Made in Britain, entre le boudin et la bûche, pour se garantir une atmosphère chaleureuse ! Pour les cinéphiles qui ne le connaissent pas, ça sera une belle découverte que ce réalisateur britannique qui a surtout travaillé pour la télévision, la BBC en l’occurrence. Il a réalisé son premier téléfilm en 1967 mais le coffret Potemkine résume sa période « thatchérienne » : Scum, Made in Britain, The firm et Elephant vont de 1979 à 1989. Sans doute le big bang conservateur et ultra-libéral de l’époque, qui a fait des dégâts sociaux considérables, a-t-il marqué cette œuvre remplie de personnages jeunes, haineux et violents. Un autre réalisateur que Ken Loach a donc porté un œil très critique sur l’époque, en adoptant une écriture cinématographique singulièrement différente.
Alan Clarke est mort en 1990 mais il a laissé un héritage conséquent. Il a fait débuter Tim Roth dans un rôle percutant de skinhead dans Made in Britain et permis à un Gary Oldman d’incarner un terrifiant meneur de hooligans dans The firm. Côté réalisateurs, Gus Van Sant a appelé son célèbre film Elephant comme le dernier de Clarke, son plus radical sorti en 1990 - produit par Danny Boyle ! Au regard des 4 films compilées dans le coffret, on comprendra ce que l’américain doit au britannique en termes de procédés de réalisation. Gerry, Elephant et Last days portent cette influence dans les choix de montage, l’utilisation de la steadycam, l’épure de la narration. Ne pas hésiter donc à écouter les commentaires de la critique et universitaire Andrea Grunert, qui résume les innovations d’un réalisateur principalement télévisuel. Le téléfilm, méprisé en France pour son indigence formelle, était davantage valorisé en Grande-Bretagne. Clarke comme Loach, Frears ou Leigh comptent beaucoup de téléfilms dans leurs œuvres.
Les valeurs d’une société
En résumé de ce coffret passionnant, établissons une filiation fictive entre les personnages des trois premiers films et laissons de côté Elephant, objet de 38 minutes à la radicalité affirmée. C’est comme si Carlin (Ray Winston), jeune délinquant entré en maison de redressement (borstal), dans Scum, sortait de cette quasi-prison encore plus féroce qu’il n’y est rentré, dans la peau du Trevor de Made in Britain (Tim Roth), implacable skinhead hurlant sa haine et son racisme à la face des institutions. Trevor, assagi et en phase avec le cynisme des années Thatcher, se retrouverait en Bex (Gary Oldman) de The firm, membre de la classe moyenne dont le hobby principal se résume à tabasser les bandes de supporters rivaux du club de West Ham ! Si on part du principe que les valeurs d’une société se reconnaissent aux individus qu’elle produit, on considèrera l’œuvre de Clarke comme une critique radicale des années 80 en Angleterre. Alors que Loach décortique les mécanismes destructeurs du capitalisme sur la classe ouvrière anglaise, après Scum Clarke se concentre sur le type d’individus produits par une telle société. La violence est le principal symptôme d’une jeunesse virile en quête de jobs ou d’identité.
Les mécanismes de la violence
Le propos de Scum, d’abord téléfilm tourné pour la BBC, était si inacceptable pour les autorités qu’il a été interdit d’antenne. Clarke a retourné pour le cinéma cette description impitoyable d’un borstal, maison de redressement où la société envoyait ses jeunes à problème. Loin d’être un foyer de régénérescence moral, le borstal est une prison en miniature où règne la loi du plus fort. Mettant la focale sur le problème du traitement de la violence juvénile d’une part, d’autre part sur la violence institutionnelle qui écrase les individus, Scum rappelle à la fois Orange Mécanique de Kubrick et Vol au-dessus d’un nid de coucous de Forman ! Le scénario ne nie pas la part de cruauté de ses jeunes personnages mais séquence après séquence, il montre à quel point l’institution de redressement, essentiellement punitive, pérennise les mécanismes de violence de la société. Sous les encouragements d’adultes stupides et parfois pervers, les plus forts écrasent les plus faibles. On compte sur les caïds pour faire régner l’ordre. Rien dans ces établissements ne semble à même de donner à de jeunes garçons qui en ont besoin de l’encouragement, de l’attention, de l’espoir. Ce sont des monstres ou des victimes que prépare ce type d’établissements. Beaucoup de scènes sont déchirantes, d’autre sont particulièrement cruelles pour les adultes. L’infirmière Matron est censée jouer un rôle de confidente et d’assistante sociale pour ces jeunes mais son imbécilité les prive de la moindre affection. Pas de réel espoir dans ce film particulièrement prenant.
Interprétations monstrueuses
Après Scum, film sec et classique dans sa forme, Made in Britain et The firm témoignent du changement de format dans l’art d’Alan Clarke. On passe à un cadre carré se focalisant sur deux interprétations monstrueuses à tout point de vue, celles de Tim Roth et de Gary Oldman. Alors qu’auparavant c’était le cadre large composé par le réalisateur qui régissait le film, c’est le corps de l’acteur qui dirige lui-même le travail de la caméra. La steadycam épouse les mouvements de protagonistes qui ne semblent mus que par la violence et la méchanceté. Le format carré, serré sur le personnage, tient lieu de cadre oppressant et aussi de miroir. En Trevor et en Bex, on voit deux reflets d’une violence sociale omniprésente. Clarke ne cherche pas à approfondir les causes psychologiques propres à chacun de ses personnages, il observe leurs comportements dans leurs milieux respectifs. Prenant les figures singulières du skinhead et du hooligan, il fait de ces deux types deux archétypes sociaux de la violence.
Dans un premier rôle en soi exceptionnel, Tim Roth compose un être haineux, sardonique mais à l’intelligence implacable. Son visage modèle un sourire narquois opposé à une société qui l’a programmé en futur délinquant. Son corps nerveux semble prêt à vous sauter dessus. Trevor est un crachat à la société britannique de l’époque, un bras d’honneur aux travailleurs sociaux qui ne peuvent rien pour lui. Gary Oldman compose une autre violence tout aussi déroutante. Bex est agent immobilier, membre intégré de la classe moyenne, vivant en famille dans une banlieue pavillonnaire. Mais Bex a en lui une violence de chef de bande qui prend son pied dans les jeux virils. Décrit au début comme un homme plutôt sympathique, il se révèle en quasi-psychopathe dans une scène où il s’exerce à matraquer un oreiller comme si c’était son rival qu’il éclatait. Bex est prêt à tout pour prendre le contrôle de toutes les bandes de hooligans de West Ham. Evidemment, on ne verra pas une seule fois du football, ça n’a sans doute même plus d’importance pour un tel personnage. Il est question ici d’appartenance et d’identité cimentée par la violence grégaire. Dans The Firm se dessine une Angleterre chauvine et revancharde. Ces deux films sont captivants et effrayants à la fois.
Elephant, Belfast
Parlons d’Elephant. Ce moyen-métrage a besoin d’explications, celles d’Andrea Grunert par exemple. Pas de personnages, pas de musique, pas de dialogues. Dix-huit meurtres filmés à la steadycam dans les rues de Belfast en 1989. C’était alors le théâtre d’une guerre civile entre catholiques et protestants. Les meurtres renvoient à ce contexte dramatique. Chaque séquence part d’un personnage anonyme, suivi à la trace par la caméra, dont la bande-son fait résonner les pas. Ce personnage va devenir un meurtrier ou une victime, on le saura en fin de séquence. L’accumulation de meurtres – il y en a 18 – produit un curieux sentiment. La violence imminente créé une tension ambivalente, un mélange d’attente du spectateur qui exclut l’ennui et une forme de banalisation. L’œil du spectateur contemporain est totalement formé à la violence et à ses stimuli. Elephant est un objet théorique qui problématise cette violence filmée qui est l’image banalisée d’une violence réelle. Il est passionnant de le relier ensuite à ce qu’en fait Gus Van Sant. L’américain substitue à l’accumulation de meurtres une forme flottante, enflée par le montage, étirée jusqu’à l’explosion finale.
Il n’y en a pas tant que ça des réalisateurs alliant le constat social et l’audace formelle. Avec Alan Clarke, il nous faudra en tout cas réviser la notion de « téléfilm ». Ces œuvres sont d’une acuité et d’une rage trop grande pour le petit écran.