John Huston
Narcos: grande série
Une grande série se confond souvent avec un grand récit. Narcos, série Netflix lancée en 2015, en est un bel exemple. Les deux premières saisons décrivent les efforts qu’il a fallu aux autorités colombiennes et aux américains pour neutraliser le criminel le plus riche de la planète, Pablo Escobar. On rappellera que son florissant trafic de cocaïne lui rapportait à son apogée (fin des années 80) des dizaines millions de dollars par jour, de quoi devenir la septième fortune mondiale. Par l’argent qu’il déversait sur la ville, il était idolâtré de Medellin et quasi intouchable dans son pays. Depuis le génial Scarface de De Palma, l’esthétique « narco » est rentrée dans la culture populaire mais c’est en fait une esthétique outrancière, très « nouveau riche » de Miami, que Narcos évite largement. La série est certes violente mais pas excessivement et elle a pour elle des atouts irrésistibles : un récit haletant nourri par l’histoire récente de la Colombie, de multiples personnages longuement caractérisés et une identité latine affirmée par ses acteurs, ses décors et ses musiques. Pour qui a fait un peu d’espagnol, il y a le plaisir de suivre une version originale qui ne soit pas, pour une fois, intégralement yankee. En termes de réalisation, ont été privilégiés des réalisateurs sud-américains expérimentés, à même de donner un ancrage très réaliste à la ville de Medellin tout en respectant certains codes du thriller (nocturnes inquiétants, montage dynamique des poursuites et des fusillades). De bons techniciens, scorsesiens et naturalistes dans la forme.
Comment combattre le Mal ?
Le récit se confond avec l’histoire de la Colombie. Il y a bien eu dans le passé tourmenté de ce pays une période de chaos au cours de laquelle son gouvernement a dû affronter une organisation criminelle servie par des montagnes d’argent et une armée de tueurs (les sicarios). Bien que les événements aient été adaptés aux contraintes de la fiction, on assiste à des épisodes rocambolesques que seul l’Histoire pouvait inventer. Dans la saison 1, l’épisode de la Catedral est à lui seul incroyable. Escobar était si puissant qu’il réussit à négocier, pour établir la paix civile, d’être emprisonné dans le lieu de son choix, surveillé par ses propres hommes, dans un périmètre interdit aux forces de l’ordre ! Je me souviens bien de cette période car à la fin des années 80 les JT français parlaient souvent de la Colombie. Il était question de guerre civile, de meurtres et du Cartel de Medellin. On décrivait le pays comme un coupe-gorge. Ce contexte apparaît bien dans Narcos grâce aux images d’archive qui permettent le va et vient entre petite et grande histoire. Narcos raconte une guerre et les dilemmes moraux qui s’y attachent. Quels moyens peut s’autoriser un Etat garant du droit face à un acteur, le cartel, qui pulvérise toute notion de droit et de morale ? Doit-on négocier au risque de s’affaiblir ? Doit-on combattre avec les mêmes moyens malsains ou respecter certaines limites ? Doit-on accepter une ingérence nocive, celle des USA, ou préserver son indépendance ? On voit dans Narcos un Etat fragile, miné par la corruption et la peur, combattre une entité organisée, née de la faiblesse même du droit. Remplacez Cartel par Daesh et les questionnements sont toujours les mêmes. Comment combattre le Mal sans se corrompre soi-même ?
Place très substantielle aux personnages
Narcos donne une place très substantielle à chacun de ses protagonistes. Steve Murphy (Boyd Holbrook), qui commente l’histoire en voix off a surtout une utilité fonctionnelle : ce « héros » n’est pas le personnage le plus intéressant de la série. Pour une fois une production internationale n’est pas phagocytée par un point de vue occidental. Les scénaristes ont eu l’habileté de ne pas rendre la voix US toute puissante. Les « gringos » sont restés omniprésents mais dans l’ombre. Ce sont les personnages colombiens qui sont passionnants. Le président Gaviria (Raul Mendez), le ministre de la justice Sandoval (Manolo Cardona), le colonel Carrillo (Maurice Compte), Peña (Pedro Pascal) sont du côté du bien, tous confrontés à des choix moraux pour combattre le cartel. Le récit prend le temps de décrire leurs épreuves, leurs doutes, leurs erreurs. Les interprétations sont empruntes de sobriété et de douceur même. A l’opposé, les narcos et leurs sicarios sont des personnages darwiniens, occupés à survivre par la ruse et la violence. Au sommet de cette hiérarchie, il y a Pablo Escobar, admirablement incarné par le brésilien Wagner Moura. Son visage est tantôt gonflé par la colère, tantôt bienveillant. La voix fait sentir l’autorité. Il n’y a aucun doute qu’Escobar est un salaud, la série le montre très bien, mais ce n’est pas pour autant un personnage médiocre. En dépit d’être un criminel sans foi ni loi, c’est un père et mari aimant, un homme du peuple habité par la revanche sociale, un entrepreneur charismatique d’une intelligence remarquable. Narcos nous montre un criminel machiavélique, saisi d’un sentiment de toute puissance qui lui fait abolir toute pitié. C’est une figure du Mal qui pour une fois dans la fiction moderne n’est pas une vulgaire caricature. Dans la saison 2, il est interviewé par un journaliste qui lui demande qui il est et s’il se considère coupable de crimes. Il se décrit comme un personnage heureux, optimiste, aimant la vie mais réserve au confessionnal le soin d’avouer ou non des méfaits.
Aimé par sa mère et son épouse Tata (excellente Paulina Gaitan), Escobar n’a pas l'air d'une figure scorsesienne névrosée - bien que la fin de la saison 2 apportera un éclairage plus ambigu sur sa psychologie. On peut voir beaucoup de choses en lui. Un type simple de Medellin, méprisé par l’élite corrompue du pays, qui se retourne contre elle. Un capitaliste moderne, dépouillé de l’honorabilité des hommes d’affaires. La violence qui l’anime est celle de la Colombie, qui derrière Escobar, est la grande héroïne de Narcos. La puissance narrative de la série est sans cesse stimulée par de nouvelles forces qui déchirent le pays. Petit à petit monte le Cartel rival de Cali. Un mouvement marxiste révolutionnaire traverse la saison 1. La saison 2 voit apparaître une milice d’extrême droite. Il y a au début de la série un carton sur le réalisme magique cher à Garcia Marquez qui définit ce style comme une intégration d’éléments mythologiques dans une fiction réaliste. C’est le programme que propose avec brio Narcos : marier la douceur avec l’extrême violence, le réalisme avec le rocambolesque, les drames individuels avec la tragédie collective.