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Fuocoammare, par-delà Lampedusa (Gianfranco Rosi)

Fuocoammare, documentaire sorti en 2016, frappe par sa beauté plastique mais aussi son austérité, qui peut passer pour de la pose d’auteur. Son réalisateur, Gianfranco Rosi, demande au spectateur un effort qui en fait tout l’intérêt. Sa démarche est l’antithèse du journalisme : refusant le travail de formatage de l’information et des images, il nous demande d’oublier le discours médiatique et d’exercer notre vue. Il essaie de nous guider vers l’essentiel. Ce travail-là, qui fait totalement confiance à l’art cinématographique, méritait l’Ours d’Or de Berlin obtenu en 2016.

Deux réalités qui se juxtaposent

Autour de l’île italienne de Lampedusa, il y a toujours le feu à la mer (« fuocoammare » comme disent les habitants). Ce n’est plus le feu de la Deuxième Guerre Mondiale mais celui de l’urgence migratoire. Pour décrire cette situation tragique, Gianfranco Rosi laisse les images parler pour elles-mêmes. Aucune voix off, aucun commentaire ni parti-pris. Son documentaire juxtapose deux réalités, celle du quotidien de quelques habitants de Lampedusa, celles des opérations pour récupérer les bateaux de migrants perdus en mer. L’approche est troublante car elle laisse au spectateur, dans le silence des images, le soin de se faire sa propre interprétation. D’un côté, il y a la vie du petit Samuele, fils de pêcheur, écolier avec les préoccupations et les contraintes de son âge : fabriquer une fronde, rester sur un bateau qui tangue sans vomir, apprendre l’anglais à l’école, jouer avec ses copains. De l’autre il y a les opérations en mer, les bateaux de guerre qui sillonnent les alentours, les appels radio, les témoignages des migrants sauvés, les souffrances physiques, les morts mais aussi quelques moments d’insouciance, quand ils jouent au football entre nationalités. Comment faire la soudure entre les deux ? Quels liens muets le spectateur doit-il tisser pour lire le film ?

L’œil paresseux

Gianfranco Rosi utilise comme médiateur un enfant italien, Samuele, auquel le spectateur occidental peut s’identifier. Nous sommes comme cet enfant : nous spectateurs sommes dans nos jeux quotidiens. Notre vision est en partie brouillée. Samuele a un œil « pigro » (paresseux) qu’il doit exercer. Son bon œil est donc empêché de voir, le temps que l’autre apprenne. Au temps des images omniprésentes, c’est une belle métaphore sur la nécessité de voir et de reconstruire les situations tragiques. Il faut non seulement voir mais aussi apprendre à dompter l’instabilité. Rosi multiplie les plans qui tanguent. Cette réalité nous échappe et nous déstabilise, il faut la maîtriser. Affronter une situation instable, sans vomir. Être malade à la rigueur mais ne pas vomir. Il faut dire que le spectateur n’est pas transporté dans une réalité normale. Avec ses plans silencieux de bateaux de guerre, ses nuages immenses, ses lumières du soir, Fuocoammare est nimbé de surnaturel. Les plans de navires d’intervention sont à la fois magnifiques et inquiétants. La mer est un élément puissant et menaçant. Ne pas oublier ce titre fait d’éléments contradictoires: le feu à la mer, dont le sous-titre « par-delà Lampedusa » nous enjoint de voir derrière les images quotidiennes de l’île. Lampedusa est filmée dans son quotidien tranquille, le nôtre, mais tout autour c’est une forme de guerre qui a pris place et que nous ne voyons mal. Cette réalité que nous connaissons par les médias est pleine d’images cachées. On voit un bateau et quelques dizaines de gens qui en dépassent mais on ne voit pas la cale et sa réalité tragique. On voit des migrants, silhouettes amaigries et sans voix mais on ne leur fait pas raconter leur périple. Rosi nous demande de voir sans nous asséner de discours, compassionnel ou moralisateur.

Les habitants font avec cette réalité qui a toujours été dure. Rosi les associe sans réellement les confronter, ce qui est par moment troublant. On aimerait savoir un peu plus et plus explicitement ce que les habitants de Lampedusa pensent des migrants mais on ne perçoit pas d’hostilité. Les habitants sont des marins. Par leur histoire, on les pressent familiers des drames de la mer et en même temps porteurs d’une vocation de sauvetage. Paradoxalement, semble nous dire Rosi, ce confins de l’Italie, cette zone de tensions pour l’Europe, ne respire pas la haine. Écoutant les nouvelles  la radio, une vieille femme s’exclame spontanément « pauvres gens ! » et c’est tout. Tel ce médecin qui soigne à la fois les habitants de l’île et les naufragés, Lampedusa accomplit son devoir de solidarité pour le continent, sans se plaindre.

C’est une belle leçon de cinéma, menée de manière exigeante par un documentariste qui ne nous fait jamais la leçon justement. Très beau film.

Pour information: film de Gianfranco Rosi sorti en DVD le 20 février 2017. Distribué par Blaq Out.

http://www.cinetrafic.fr/film-2017
http://www.cinetrafic.fr/meilleur-film-2016

 

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