John Huston
Signore & signori: cochons de bourgeois !
Ces messieurs dames (Signore & signori) de Pietro Germi a été primé à Cannes en 1966 exæquo avec Un homme et une femme de Claude Lelouch. Il paraît que le film italien a été sifflé par le public, qui lui préférait le film français. Je ne me souviens plus du film de Lelouch, ce qui ne dit rien sur sa valeur, mais celui de Pietro Germi est une excellente découverte. Que ceux qui n’ont jamais vu un film de ce réalisateur se précipitent sur Divorce à l’italienne, avec Marcello Mastroianni : c’est l’un des films les plus drôles que le cinéma italien nous ait donné ! Et Ces messieurs dames est presque à ce niveau si ce n’est qu’il lui manque une grande star de l’époque, un Ugo Tognazzi ou un Alberto Sordi mais peu importe.
Les bourgeois de la ville
Au son de la musique de Carlo Rustichelli, la caméra survole la ville de Trévise. L’air de guitare est léger, acidulé, annonçant la couleur comique et satirique du film. La cité du nord de l’Italie est le décor de cette comédie divisée en trois sketches reliés entre eux par les mêmes protagonistes. Ce sont les bourgeois de la ville : Castellan le médecin, Bisigato l’employé de banque, Gasparini l’homme d’affaire, Bebedetti le chausseur, Scodeller le fils à papa homme d’affaire, Soligo le pharmacien etc. Sans oublier les épouses, les maîtresses et un cortège de personnages parasitaires comme Scarabello le casse pieds ou Don Schiavon le padre. Les personnages sont nombreux et le montage, nerveux, permet de passer d’un groupe à l’autre sans qu’on perde le fil de leurs relations. Tout l’art de Pietro Germi et de son chef opérateur est de rattacher par les raccords et les mouvements de caméra les personnages à la toile que constitue la société bourgeoise de province. Ils arrivent tantôt à capter les mouvements de ce groupe uni par les mêmes vices tantôt à isoler les personnages dans leur médiocrité. Le premier sketch, au ton résolument grotesque, est une introduction à ce monde peu reluisant. J’ai eu pendant la première demi-heure, qui met en scène une soirée entre notables, l’impression d’assister à un jeu de massacre. Le scénario du célèbre duo Age et Scarpelli fait preuve d’une incroyable vacherie pour ses personnages. Bien qu’il y ait une réelle allégresse dans le jeu des comédiens, une impressionnante frénésie théâtrale, je n’aime pas rire jaune trop longtemps et je pensais que le film ne pourrait tenir sur ce premier registre. Arrive le second sketch où le personnage d’Osvaldo Bisigato (Gastone Moschin), simple employé marié à une harpie, décide de conquérir sa liberté en compagnie de la belle Milena (Virna Lisi). Le film ajoute à sa charge vacharde un comique de situation qui lui fait atteindre les hauteurs. On assiste à la tentative désespérée d’un personnage pour se libérer de cette société hypocrite et conformiste. Le scénario accumule en autant de scènes hilarantes les obstacles à l’émancipation d’Osvaldo et Milena. Le troisième sketch arrive et tente le jeu de quilles : ces bons bourgeois vont-ils tomber pour une affaire de détournement de mineurs ?
Rapports de force
Le deuxième sketch posait la question : peut-on s’émanciper de cette société hypocrite ? Le troisième va plus loin encore : la justice peut-elle la briser ? Je ne dévoilerai pas les réponses du scénario. Plutôt que de se focaliser sur les vices individuels, Signore & signori prend le parti de décrire les rapports de force au sein de la société italienne de l’époque. A côté de ces messieurs de la bonne société, il y a les femmes, assez peu respectées, sauf si elles ont de l’influence, et le petit peuple : le paysan du coin et sa fille, la caissière de bar, le gendarme sicilien, la tenancière d’hôtel de passe etc. Ils sont à la merci d’une classe qui a tous les leviers pour se protéger, celui de l’Eglise n’étant pas le moindre. A la vue du premier sketch et des nombreuses lettres anonymes qui reviennent dans le film comme un leitmotiv, on se dit qu’une telle société, rongée par la corruption, ne peut pas tenir. Or, l’instinct de survie des notables est beaucoup plus fort que leur désunion. L'amoralité étant répandue dans toutes les couches de la société, ils n’ont pas grand-chose à craindre de l’Etat ou du peuple.
Comique et lutte des classes
Quand on veut dérouler une thèse, on a le choix entre la faire réciter par les personnages, voir par un scénario en forme de dissertation - c’est le défaut de beaucoup de films - ou bien la faire dire par la mise en scène, ce qu’a su faire Pietro Germi. Son cinéma se regarde avec grand plaisir parce qu’il conjugue l’analyse marxiste des rapports sociaux ET le registre comique. Sa palme de 1966 avait été jugée « vulgaire et obscène ». Il fut avisé de rétorquer par une formule diablement pertinente: « Excusez-moi de vous avoir fait rire… »