John Huston
L'exercice de l'Etat (Schoeller): ce qui fait bander les ambitieux
Pour ceux qui pleurent l’absence de fictions crédibles mettant en scène le pouvoir politique en France, le dernier film de Pierre Schoeller, L’exercice de l’Etat, est une bonne nouvelle, un soulagement.
On croit à ce film parce qu’il parvient, tout en dressant finement le portrait d’un homme politique, à incarner par la mise en scène son titre, le fameux « exercice de l’Etat ». Le film développe une approche naturaliste, très journalistique dans son traitement qui permet de suivre le quotidien d’un ministre des transports, Bertrand St Jean (Olivier Gourmet). Comment cet homme chaleureux, un peu « société civile », « Objet Politique Non Identifié » comme dit sa chargée de communication, est amené à contester le projet de privatisation des gares SNCF puis à se renier et à défendre malgré lui cette réforme.
L’exercice de l’Etat, vu de St Jean, c’est d’abord un désir. Le ministre bande, désire, angoisse, vomit. Le pouvoir est une affaire animale, instinctive. Gourmet incarne une nature virile qui désire le pouvoir comme il désirerait son épouse. Un portrait de Libé titre « le mâle des transports ». Au-delà de la vision ironique sur ce genre d’article, qui sonne toujours faux, on saisit bien le lien entre masculinité et instinct de pouvoir. Non que les femmes en soient dépourvues mais cet Etat français est un concentré de pouvoir phallique et cela ne semble pas près d’être remis en cause.
L’exercice de l’Etat, c’est aussi une course de vitesse. Le ministre St Jean fonce en voiture vers ses obligations. La responsabilité politique s’accompagne d’une maîtrise impérative du temps. Etre à Paris à 17h pour une inscription en commission électorale dont va dépendre son avenir politique. Etre en province pour capter l’événement, cette catastrophe qui va attirer les caméras. Etre en avance tout court sur son temps, éviter l’anachronisme, la ringardise. Se raccrocher à un ministre qui va plus vite dans la réforme, être dans le sens de l’Histoire. La vitesse est une métaphore de ce pouvoir public qui doit bouger pour ne pas mourir écrasé et dépassé par le secteur privé. Mais tout mouvement peut générer son accident. Arrivé aux deux tiers du film l’accident du ministre en est le point de rupture. Un avertissement à celui qui veut aller trop vite, à celui qui emprunte des voies non encore prises par les autres. A partir de l’accident, le ministre opère une mue physique. Son visage scarifié évoque une dureté nouvelle, son œil se confond avec l’œil reptilien du crocodile rêvé dans la scène d’ouverture. Il est revenu des morts, a compris ce qu’il pouvait perdre en prenant une voie non autorisée (sa vie, sa capacité d’avancer, son pouvoir) et confirme son reniement.
Mais, contenu dans le seul mouvement, l’exercice de l’Etat serait inopérant s’il n’y avait continuité, fixité. Gilles (Michel Blanc) incarne ces hauts fonctionnaires qui quoiqu’il arrive gérent les affaires de l’Etat, toutes les affaires : négociations, logistiques, agendas, urgences etc. Son personnage de serviteur dévoué, attaché à un palais qu’il traverse en écoutant l’hommage de Jean Malraux à Jean Moulin, recèle une vraie beauté anachronique. Les autres passent au privé, lui reste et défend des convictions, celles d’un homme qui croit que l’intérêt de l’Etat se confond avec le bien commun. Il paiera sa trop grande fixité morale par une mise en retrait, laissant la place à « du sang neuf ». Les serviteurs de l’Etat n’ont le droit à aucune reconnaissance à part celle de ministres perdus sans eux. Comme des majordomes, ils servent et sont remerciés en cas de faute. La structure de pouvoir est pyramidale, essentiellement masculine. Les conseillers font penser à des adolescents gâtés et surintelligents. Au sommet réside le « PR » (Président de la République), prononcé comme le Père et on s’amuse à entendre St Jean traité comme un gamin par le Président qui lui donne du « mon grand » et des leçons de bonne conduite politique.
Et le peuple dans tout ça ? Il n’y a pas de mépris exprimé pour les Français. Plutôt une méfiance réciproque qui n’a rien à voir avec un discours poujadiste. « Le peuple n’ayant pas le pouvoir, il a le droit d’être méfiant » dit (dans mes souvenirs) le Président et cela semble refléter l’opinion des dirigeants français sur leurs concitoyens. Il y a bien tentative, lorsque St Jean visite le foyer de son chauffeur, de créer l’empathie avec Josepha, l’épouse de Kuypers, mais il n’y arrive pas. Son contact facile ne trouve pas de prise, sa verve est inopérante. Josepha se méfie de cette bonhommie forcée, démagogique, de ce type qui surtout n’a pas de prise sur ses problèmes à elle. De même Kuypers semble désorienté. Embringué dans une opération de communication ministérielle, ne sachant quelle est sa place, il ne dit rien et St Jean ne réussira jamais à s’appropier cet homme. Il est d’ailleurs cruel de contaster que les seuls moments du film où les dirigeants communient avec le peuple sont les hommages aux morts, les enterrements. L’Etat et ses dirigeants semblent plus à leur place dans la gestion des morts que dans celle des vivants après qui ils courent.
La force du film se trouve d’abord dans son ancrage français. Ce qui est montré est crédible et vraisemblable vu d’ici. Non pas l’exercice du pouvoir mais l’exercice de l’Etat, cette vache sacrée qui n’a pas tout le pouvoir, qui s’affaiblit même mais a encore de grandes ressources. Elle réside aussi dans une absence totale de manichéisme. Pierre Schoeller a réussi à éviter ce fichu registre de guignol qui nous amuse mais nous empêche de réfléchir (cf. la conquête) et, indépendamment du jeu politique national, car on ne sait pas de quel parti est la majorité au pouvoir, à incarner ce qui est fixe et qui continue à faire bander bon nombre d'ambitieux.