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saint laurent

  • Saint Laurent (Bonello) : sous l’égide de Proust, Huysmans et Wilde

    Les films qui évoquent ouvertement ou vous ramènent inconsciemment à Proust, Huysmans et Oscar Wilde sont choses rares. Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello est de ceux-là. A regrets, je l’avais manqué sur grand écran et la VOD m’a permis de me rattraper. Ces trois noms d’écrivains ne sont pas fortuits : ils ont bâti tous trois des œuvres marqués par une exigence stylistique, une esthétique raffinée et beaucoup d’érudition. Ils sont synonymes à des degrés divers d’esprit dandy et de décadence. Ils étaient des figures homosexuelles (Proust, Wilde) et des êtres réfractaires aux contraintes de la vie quotidienne. Leurs textes sont ouvragés comme des pièces de haute couture. J’en parle parce que ce portrait du grand couturier est travaillé par leur présence et leur influence. Même si Oscar Wilde n’est pas cité nommément, il vient en tête quand on se rappelle sa devise : « On doit être une œuvre d’art ou porter une œuvre d’art ». Les références à Proust et à Huysmans sont revendiquées. Saint Laurent détient un tableau représentant la chambre où l’écrivain de la Recherche s’est reclus à la fin de sa vie. Le couturier collectionne les camets et les antiquités dans son appartement somptueux comme des Esseintes dans A rebours collectionnait les cristaux et les œuvres d’art. Tout est esthétique et fortement référencé dans ce film mais rien n’est gratuit ni bêtement esthétisant. Saint Laurent s’est vécu comme ces artistes et s’est vu comme leur continuateur. Comme eux, il s’est inventé.

    Le mythe Saint Laurent

    A travers ces références littéraires, Bertrand Bonello dépeint Saint Laurent en artiste fin de siècle, inadapté à la vie quotidienne, reclus dans son passé et dans sa psyché tourmentée. Sa mère lui fait remarquer qu’il ne va jamais faire de courses et ne fait jamais rien qui se rapporte à la vie quotidienne, il rétorque qu’il ne voit pas à quoi cela sert. De même, filmé en split screen au bas des escaliers de sa maison de couture, on le voit traverser les défilés et les années tandis que l’actualité défile en parallèle, sur la droite de l’image (Mai 68 etc.). Saint Laurent est dans son temps et complètement en dehors. Bonello a créé un cocon filmique à la mesure d’un personnage qui n’aime que l’Art. Il en devient étouffant et très oppressant car plus le film progresse, plus le couturier s’enferme en lui-même et dans des intérieurs. Il était d’abord oiseau de nuit, croisant avec ses amies mannequins en discothèque pour devenir un véritable zombie, quand il rencontre le dandy Jacques de Bascher (Louis Garrel). Sa vie devient alors la quête désespérante de plaisirs d’un homme malheureux et séparé des autres.  Pour le spectateur, la question est de lever le voile du personnage Saint Laurent et de comprendre de quoi procède la souffrance du personnage. Quelques flashbacks sont distillés comme des indices : que s’est-il passé dans la jeunesse de Saint Laurent ? Pourquoi ne voit-on pas son père ? En quoi a-t-il été traumatisé par la guerre d’Algérie ? Au contraire des biopics américains comme Ray qui ont tendance à tout dévoiler, Saint Laurent reste allusif. Il n’a pas la prétention de dire la vérité et s’il la disait totalement, le mythe ne serait plus beau à voir. Saint Laurent se confesse à un journaliste mais Pierre Bergé (Jérémie Rénier) interdit l’interview. Il y a un mythe (et aussi un business) à protéger. Ce mélange de mystère qui persiste, de liaisons glauques, de décadence ne retire rien au mythe Saint Laurent. Au contraire il le nourrit encore plus et Bonello l’a compris. Il fait de Bergé un représentant de ce mythe au cours d’une scène de négociation commerciale, en rupture avec la tonalité du film, comme un retour à la réalité. Bergé dispose d’un grand artiste. Il s’est donné pour but dans la vie de capitaliser dessus et y a réussi parfaitement. Au milieu d’un monde capitaliste, soumis à l’argent, vit quelqu'un qui se fout de tout sauf de l’Art.

    Visage magnifique et âme très sombre

    N’ayant pas vu Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, je ne peux dire qui incarne le mieux le couturier entre Pierre Niney et Gaspard Ulliel. Ce dernier est tout à fait convaincant. A la beauté physique il ajoute un air d’enfant à qui on passe tout. Saint Laurent peut consoler une couturière fâcheusement tombée enceinte puis la faire congédier, sans aucune compassion, tout en gardant l’amour et l’admiration des autres. Ulliel incarne parfaitement ce personnage à la fois malheureux, cruel et attachant. Comme un moderne Dorian Gray, le couturier présente un visage magnifique mais une âme très sombre. Il me fait penser à Michael Jackson, autre mythe moderne d’un artiste-enfant inadapté, aux mœurs polémiques et aimant les médicaments. On a eu beau fouiller dans la vie du chanteur comme dans une poubelle, le mythe est resté. Jackson est Jackson. Saint Laurent est Saint Laurent. Personne ne leur ressemble. Ils se sont créés tout seuls.

    Le film Saint Laurent est à la hauteur du mythe qu’il décrit. Bertrand Bonello réussit à faire tenir en équilibre la vérité glauque du personnage, son génie et son mystère dans une œuvre à la photo, au décor et aux costumes somptueux sans que l’ensemble n’apparaisse figé – voir les très belles scènes en boîte de nuit - ou crâneur. Mon grand regret cinéphilique de 2014 : ne pas l’avoir vu sur grand écran.